Le vœu d'Ajaccio

La pénétration de l'esprit religieux dans les mentalités et les comportements est marquée en plein milieu du XVIIe siècle par un événement aussi considérable qu'il s'est révélé durable. Il eut pour cadre l'église des Jésuites dédiée à saint Ignace, aujourd'hui Saint-Erasme. Sur les bas-côtés, à l'initiative des Jésuites, ont été érigées des chapelles de dévotion dotées, par certaines familles, de fondations de messes. Une de ces chapelles, dites de jus patronat, avait été fondée par un pieux capitaine, Gio : Pietro Orto, en reconnaissance d'une grâce particulière reçue à l'occasion d'une querelle de voisinage. Cette grâce fut attribuée à l'intervention de Notre-Dame de la Miséricorde, dont une statuette avait été placée dans une niche, au-dessus de la porte de sa maison de campagne, au lieu-dit Candia. Pour matérialiser ce vœu, un groupe de statues en marbre, commandé à Gênes, est solennellement mis en place chez les Jésuites, au cours d'une messe chantée, le 3 avril 1645, avec l'accord du P. Mortali, recteur du collège. Un prédicateur raconta comment les 15 mars et 8 avril 1536, dans la vallée San Bernardo à Savone, la Vierge apparut à un pieux vieillard du nom de Tonio Botta, lui laissant pour tout message, un seul mot : "Misericordia". Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que l'autel du capitaine Orto se trouve actuellement au centre du chœur de la cathédrale. C'est par une statuette amenée par des navigateurs que la Vierge de Miséricorde avait fait une entrée discrète à Ajaccio. A partir de ce 3 avril 1645. on venait la prier chez les Jésuites, mais au titre de la dévotion privée, jusqu'au jour où, la conjuration d'un plus grand péril se joua en quatre actes.

LA GRANDE PEUR DE 1656

Au début du mois de novembre 1656 parvient une nouvelle terrible : la peste a envahi la ville de Gênes. Amplifiée par la rumeur publique, se propage une nouvelle encore plus terrifiante le 15 novembre 1656 : la peste est aux portes d'Ajaccio, amenée par un bateau en provenance de Gênes. Du reste, elle vient de faire son apparition dans le borgo. Le commissaire de la République, Tolomeo Promontorio, informé, fait convoquer en urgence le conseil de la Magnifica Communità... "a suon di campana conforme al solito". Autour du commissaire, quatre Magnifiques Anciens sont là : Gio : Geromino Ponte, Agostino Ferrari, Francesco Labadino et le colonel Fabiano Cuneo ; deux sont absents. Vingt conseillers rejoignent au plus vite, mais il en manque dix. Après l'appel nominatif, tous sont priés de s'asseoir. Etant persuadés que ce fléau "aussi horrible et cruel" est la conséquence de leurs péchés, "ils recourent humblement à 1a miséricorde divine et, pour l'obtenir plus sûrement, appellent au secours la Très Sainte Vierge Marie, tout en proposant de choisir Notre de 1a Miséricorde, comme protectrice spéciale."

Il est décidé sur le champ que, le dimanche suivant 13 novembre, et au plus tard le 21 novembre, fête de la Présentation de Notre-Dame, sera organisée une procession générale jusqu'à l'église des Jésuites, "pour la gloire de Dieu et de sa Très Sainte Mère, pour qu'enfin soit libérée 1a ville de Gênes et toute la Sérénissime République et qu'en soit préservé ce royaume (de Corse) et en particulier notre ville (d'Ajaccio) et sa juridiction". Devant la gravité de la situation, pour ne pas dire de la peur panique, il fallait faire vite. Sur le champ, sont dictées au notaire et chancelier Gio : Battista Scaffa, les grandes lignes d'un projet de voeu qui est approuvé et adopté à l'unanimité des votants. Pour rendre leur décision irrévocable, et avec l'espoir d'obtenir la reconnaissance d'un vœu solennel, ils entendent s'entourer de toutes les garanties juridiques.

Une deuxième délibération a lieu le 21 novembre dans l'église des Jésuites, devant l'autel de N.-D. de la Miséricorde. Les Magnifiques Anciens et le Conseil "prosternés, genoux à terre, en présence de 1'I11. Sgr Commissario et d'une grande partie de la population de la ville accourue en procession générale avec 1a participation des religieux, des confréries et des oratoires de la ville, devant l'autel de la Bienheureuse Vierge Marie, spontanément et de leur mieux, ont solennellement choisi et choisissent la "Santissima Vergine Maria di Misericordia" comme protectrice, patronne et avocate de cette ville d'Ajaccio, dans toutes les circonstances, besoins et nécessités spirituelles et temporelles de la ville, des habitants et plus particulièrement le malheur de la contagion qui se répand chaque jour avec violence dans la ville de Gênes et qui est désormais imminente dans tous les alentours."

DROIT CANONIQUE CONTRE PIÉTÉ POPULAIRE

Pendant quatre ans la décision de faire du 18 mars une fête d'obligation n'a pu être appliquée : l'évêque, le chapitre et le clergé de la ville se sont abstenus de participer aux cérémonies et à la procession. L'évêque refusait de reconnaître la validité d'un vœu qui n'avait pas été fait selon les règles canoniques. De fait, on en voulait un peu aux Jésuites, sous prétexte qu'ils n'avaient aucune autorité pour recevoir un vœu qui, certes, était privé, mais qui, par sa solennité, revêtait un caractère public. Mgr Ardizzone déclare donc nuls et invalides, et le vœu et le serment sur les Evangiles. Les Anciens décident alors, à vote secret et à l'unanimité, de ne pas renoncer à une aussi grande fête. Pour sortir d'une situation qui n'avait que trop duré et n'entendant pas revenir sur la promesse du 15 novembre 1656, ni abandonner le caractère de fête d'obligation, ils adoptent une solution qui satisfait tout le monde, à savoir que "le 18 mars prochain, à l'issue de la procession partie de la cathédrale on fera halte dans l'église des Jésuites, pour rendre grâce, devant l'autel de la Bienheureuse Vierge de la Miséricorde, d'avoir gardé intacte cette cité du mal contagieux. La procession se terminera à la cathédrale, la statue de la " Vergine Santissima", portée en procession et revêtue de son habit, sera déposée devant l'autel majeur et, par la suite, dans une niche à aménager dans la cathédrale, à l'endroit que désignera Monseigneur l'Evêque, afin qu'elle soit exposée tous les ans, le jour de sa fête, au-dessus de l'autel majeur, et soit vénérée et honorée avec la procession et la festivité."

Cette proposition, enregistrée par Gio : Domenico Cannella, notaire et chancelier, est présentée à l'évêque et au chapitre qui l'approuvent. Les Anciens et la population sont absous de la nullité du vœu qui est transféré à la cathédrale. Mais il faudra une quatrième délibération pour régulariser une situation qui durait depuis quatre ans. Le Conseil entendait demeurer fidèle à ses engagements passés et faire mentir le proverbe "Passatu u periculu, dimenticatu u Santu".

Le texte définitif, enfin mis au point, est accepté et promulgué: "au nom du Seigneur. "Sont maintenues toutes les dispositions antérieures: grand messe chantée, procession générale, cent messes pour les âmes du purgatoire à célébrer à l'autel de N.D. de la Miséricorde, le jour même ou les jours suivants. Pour conclure, ils reviennent avec insistance sur ce qui leur tient le plus à cœur: : "Par un vote solennel, ils promettent et jurent sur les très saints évangiles de Dieu, qu'à nouveau ils choisissent et acceptent la Très Sainte Vierge Marie comme protectrice générale et patronne "principalissima". Ils renouvellent leur supplique à l'évêque pour qu'il approuve ce vœu et fasse en sorte que, par décret, toutes les garanties légales et disciplinaires soient prises pour en assurer l'inviolable observation. Ils terminent par une prière à la Vierge Marie afin qu'elle intercède auprès de son Fils, pour le pardon des péchés du Royaume de Corse et de la République de Gênes et, d'une manière particulière, pour le peuple ajaccien, afin qu'elle le garde et le défende de tout mal, maintenant et pour toujours. Amen."

Donc, en ce jeudi 18 mars 1660 au matin, après la messe chantée dans le chœur de la cathédrale, devant l'évêque, le commissaire de la République, le chapitre, le clergé et la majeure partie de la population, le notaire et chancelier Gio : Domenico Cannella lit cet acte solennel à haute et intelligible voix, en présence des cittadini qui ont répondu à l'appel de leur nom, en qualité de témoins : Magnifico Carlo Lomellino, q. Magnifico Luciano, Magnifico Gio : Battista Colonna q. Gio : Paolo, Nobile Lorenzo Sorba q. Rocco, capitano Tomasino Pozzo di Borgo q. Gio : Battista et nobile Gio : Battista Scaffa dal sergente Geronimo.

Il faut ajouter que les atermoiements de la hiérarchie et le transfert du vœu de l'église des Jésuites à la cathédrale, avaient provoqué un grand trouble dans le Conseil et la population. Pour dissiper tout malaise au sein de la communauté, un second acte est adopté, qui proclame, solennellement et pour toujours, saint François-Xavier, patron et protecteur de la ville, Notre-Dame de la Miséricorde demeurant principalissima patronne et avocate.

L'AUTEL DU VOEU

La décision de faire construire la chapelle, à l'intérieur de la cathédrale, se fit attendre jusqu'au samedi 21 mars 1739. Le Conseil réuni au pubblico Palazzo en séance solennelle, dans le grand salon de l'illustrissime et excellentissime Bernarbò Soprani, commissaire de Gênes, assisté des Magnifiques Anciens Giuseppe Oberti, Pier Andrea Forcioli, Giacomo Mario Susini, Saverio Costa, Gianbattista Zicavo Colonna, entouré des membres du Conseil et avec l'approbation du commissaire, le Magnifique Susini donne lecture au nom des Anciens, de la proposition suivante : "Chacun connaît parfaitement les grandes et innombrables grâces que toute notre ville a obtenues et obtient journellement de la Très Sainte Vierge de Miséricorde, Madone, Patronne et Protectrice de la Cité, élue par le Voeu solennel de nos ancêtres. Cette dévotion et ce culte s'étant accrus de jour en jour, plus d'une fois, beaucoup de personnes pieuses ont insisté auprès des Magnifiques Anciens afin que soit construite une chapelle dans l'église cathédrale de cette ville, pour honorer plus dignement notre Madone et rendre une plus grande gloire à Dieu. De nombreux bienfaiteurs se sont offerts pour contribuer aux dépenses de la construction de cette chapelle. Il importe de la maintenir et de la doter, en assignant pour son entretien un revenu annuel de quarante livres. C'est pourquoi nous vous avons convoqués à la présente réunion. Ceux qui désirent que la Magnifique communauté prenne cet engagement au sujet de la chapelle à construire et sont d'avis de conférer aux Anciens tous les pouvoirs pour passer les actes nécessaires, déposeront dans le calice un vote favorable".

La proposition est votée à l'unanimité. La foule impatiente, qui stationnait dans la strada dritta, la salue par une immense acclamation, des salves de mousqueterie et sonneries des cloches. Les Anciens, escortés par les membres du Conseil, se rendent à la cathédrale. Prosternés à genoux, ils jurent la main sur les Evangiles et s'engagent solennellement, au nom de la ville et de la communauté, construire sans retard et sans trêve", la chapelle dédiée à la Madone de la Miséricorde. En l'absence de l'évêque, Mgr Forcioli, protonotaire apostolique, vicaire général et administrateur du diocèse, reçoit et approuve le serment des Anciens. Il accorde les autorisations nécessaires pour tout ce qui concerne l'établissement de la future chapelle. Il est décidé qu'elle s'élèvera au milieu de l'un des bas-côtés de la cathédrale, à gauche de la grande nef, entre deux autres chapelles également consacrées à la Mère de Dieu sous les vocables de Madonna del Pianto et Madonna del Rosario.

La chapelle proprement dite, statue et autel, est prête en 1750 et probablement inaugurée le 18 mars. Depuis elle ne cesse de se couvrir d'ex-voto où dominent les coraux le plus beaux, déposés lorsque les quelque cent gondoles corallines revenaient des côtes de Barbarie. Au frontispice de la chapelle est gravé l'hommage de tout un peuple "à la Mère de Dieu, déférence et piété filiale des Ajacciens".ADJACENSIUM IN DEIPARAM OBSEQIUM ET PIETAS

Le Vœu des Anciens À Notre-Dame de la MisÈricorde

" Al nome del Signore

Les Magnifiques Gio : Valerio Colonna, Geronimo Scaffa, Pietro Sportuno, Geronimo Pozzo-di-Borgo, Gio : Battista Sambucetto et "tutti Magnifici Anziani della Città d'Aiaccio", conformément à l'autorité spéciale qui leur a été conférée par l'honorable conseil de cette cité, légitimement réunis, en présence de l'Ill. Sigr Pompeo Giustiniano, commissaire d'Ajaccio (...) dans l'église cathédrale, prosternés devant l'autel majeur de la "Beatissima Vergine Maria di Misericordia", genoux en terre, en présence de l'Ill. et Rev. Mgr Gio : Gregorio Ardizzone, du chapitre, du clergé et de la majeure partie de la population de cette ville, présentent en meilleure forme, qu'ayant accepté, ils acceptent à nouveau la Très Sainte Vierge Marie de Miséricorde, comme patronne "principalissima" et avocate de cette cité, dans toutes les circonstances, besoins et nécessités d'ordre spirituel et temporel de cette ville et des "cittadini", particulièrement pour la grâce qu'elle a reçue dans les années passées et, dans des besoins urgents, être restée saine et sauve et préservée du mal contagieux et d'en avoir également libéré la ville de Gênes et tout le territoire de la Sérénissime République. En signe de reconnaissance de la grâce reçue de la Bienheureuse Vierge, ils ont promis et promettent à nouveau par vœu solennel, signé sous la foi du serment des Magnifiques Anciens, au nom de la Magnifique communauté d'Ajaccio, de fêter et observer à perpétuité, comme fête solennelle et d'obligation, le jour du 18 mars de chaque année, parce que c'est le jour où la bienheureuse Vierge est apparue dans la ville de Savone."

Abbé François J. Casta

Histoire d'Ajaccio, La marge Edition - 1992 -.